[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]2018. Seul, encore. De toute façon, c'est comme ça depuis des mois maintenant. Et quand il y pense, Il Sang, il se dit que ça fait un moment qu'il n'a pas rendu visite à ses parents. On le comprend, après tout, qui aurait envie de voir ses parents le visage creusé et les yeux cernés à cause de la drogue qui ravage leurs corps? C'est une véritable épreuve de faire face à ça. Peut-être est-il un lâche alors. Plus qu'il ne le pense, mais le reconnaître le fait chier au plus haut point. Bon, ok, allez. Peut-être que demain, il ira leur rendre visite. Peut-être.

Il enfile son blouson en jean trois fois trop grand pour lui et passe une main dans ses cheveux pour faire semblant de les coiffer, même si la pluie qui tombe ce soir va le décoiffer en quelques secondes. Il ne sait pas trop où dormir ce soir, il n'a pas envie de dormir à la belle étoile, il pleut, il va attraper froid. Il voudrait bien dormir à l'abri, dans un lit chaud par exemple... Un hôtel? En voilà une idée! Mais pour ça, il doit se faire un peu d'argent. Alors il descend les rues commerçantes de Séoul, jusqu'à passer devant un petit bar sympathique où l'ambiance semble au rendez-vous. Il Sang entre alors dans le lieu certes petit mais chaleureux, un sourire aux lèvres. Il remarque un attroupement, des hommes qui rient à gorge déployée alors qu'un autre est assis en train de noter des noms sur une feuille. Un concours de fléchettes. Alors là... Il aurait pas pu rêver mieux. La chance lui sourit. Le plus jeune frères de Noh retire son blouson en jean et se fait remarquer par sa voix portante. Je participe, rajoute mon nom. Aussitôt, les têtes se tournent vers lui et le jugent. Un gringalet, voilà ce qu'il est comparé à eux. Mais pas plus mauvais pour autant, au contraire. Néanmoins, le gars lui demande son nom et l'inscrit sur la feuille.

Et une heure après, le voilà qui repart avec 400000 wons. Il peine à y croire mais il a bien les billets entre les mains. Il les a mouché, tous autant qu'ils étaient, ils n'ont pas fait un pli face à lui. Il plie la liasse de billets et la glisse dans la poche de son pantalon avant de quitter le bar sous une pluie torrentielle. Obligée de mettre sa veste en jean sur sa tête, il trottine sous la pluie en direction d'un hôtel où l'argent qu'il a suffirait pour lui payer une nuit, et il doit bien y en avoir dans le coin. Mais alors qu'il ralentit le pas, il lui semble être suivi. Il ne se tourne pas, pas tout de suite. Il remarque un panneau lumineux éclairé, sur lequel est inscrit "hotel" et aussitôt, se disant que le bâtiment, qui se trouve dans une petite rue, doit être  à des prix tout à fait abordables, Il Sang prend alors cette ruelle, insouciant. Quelle erreur.

Hé, toi. Il avait donc raison, il était suivi. Il se tourne et fait face alors à cinq hommes, bien plus tanqués que lui et imposants par leur carrure. S'il les regarde attentivement, il lui semble les reconnaître. Ils étaient au bar eux aussi, et l'un du groupe participait au concours. Mais quelque chose lui dit que tout ça va mal tourner. Il ferait mieux de rentrer dans l'hôtel, mais il en a marre de fuir. Il en a marre d'être un lâche. S'ils veulent lui prendre son butin, ils devront lui passer sur le corps.

Peut-être n'aurait-il jamais dû se lancer dans ce piège à corps perdu.

Parce qu'après quelques minutes brèves, ils lui ont déjà cassé le nez, pété quelques côtes, fendu le crâne, explosé l'arcade sourcilière et les ligaments de ses genoux... Si bien qu'Il Sang finit au sol, inconscient. Il a mal partout, mais c'est si intense qu'il en vient à fermer les yeux, sombrant dans un trou noir où il ne voit plus rien. Il ne ressent plus rien. Il n'y a plus rien. C'est le néant. La dernière chose qu'il a senti, c'est les mains de ces types tirer sur la poche de son pantalon pour sortir les billets. Et... De l'eau. De l'eau froide recouvrant son visage à moitié. A quelques centimètres près, peut-être aurait-il pu s'en sortir. Mais maintenant, ses jours sont comptés. Alors que sa tête est à moitié sous l'eau de cette flaque, Il Sang ne sent rien, ne se rend compte de rien. Inconscient et en train de se noyer. Et personne pour l'aider. Mais au moins, il est en paix, là où il est. Et peu à peu, ce trou noir qui semblait l'aspirer se transforme en une lumière blanche éblouissante. Là, tout est doux, tout va bien. Il n'a plus le poids des remords sur ses épaules, il peut marcher sur ses deux jambes sans souffrir le martyr. Il est en pleine forme. Il peut même courir vers cette lumière blanche qui l'appelle plus forte que tout. Alors que derrière lui, les cris de son frère et de sa petite soeur le supplient de rester... Peut-être n'est-ce pas totalement le fruit de son imagination? Est-ce qu'ils sont près de lui, à l'heure actuelle, dans cet autre monde? Y a-t-il au moins quelqu'un, près de lui, là-bas?

Alors c'est comme ça que tout s'achève?
C'est donc ça, la mort?

[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Il n'y a pas grand monde ce soir à Mapo. La pluie et l'air froid ont découragé la plupart des passants, peu désireux de se retrouver trempés jusqu'aux os une seconde après avoir mis un pied dehors. Mais cela n'a pas arrêté SungJae. A l'abri sous son parapluie, un costard bordeaux impeccable sur le dos, il arpente les rues du quartier d'un pas vif, aux aguets du moindre signe de son frère.
Cela fait longtemps qu'ils ne se sont pas vu tous les deux. SungJae s'est toujours acharné à le surveiller de loin, afin d'être sûr qu'il ne lui arrive rien – du moins rien de pire que de vivre avec eux puisqu'il n'a pas pu le préserver de ça... Mais depuis quelques temps, il n'est plus en mesure de suivre sa trace. Alors ce soir, SungJae est en chasse. Cet exercice, il le connaît bien. Il lui arrive souvent de devoir traquer des mauvais payeurs pour le compte de la mafia, lorsque ces derniers sont un peu trop réticents à se montrer. Il n'aurait simplement jamais imaginé user de ses talents pour mettre la main sur son propre frère.
Mentalement, il a déjà dressé une carte de Séoul, réduisant son cercle de recherches en associant toutes les informations qu'il a en sa possession. D'après un voisin qu'il paie pour observer les allers et venues de son frère chez leurs parents, IlSang aurait prétendu être chez un ami à Mapo. SungJae ne sait pas s'il s'agit d'un mensonge, mais cela lui suffit comme piste. C'est donc par là qu'il a débuté avant de se concentrer sur les rues accueillant le plus de bars. Il a beau ne pas connaître son frère autant qu'il ne le souhaiterait, SungJae sait qu'un gamin de 18 ans à la dérive est attiré par trois choses : l'alcool, le sexe et la violence. En somme, tout ce qu'on peut facilement trouver dans un bar. Il le sait, puisque lui aussi a été ce gamin paumé de 18 ans. Et peut être l'est-il encore un peu finalement.
Le claquement de ses talonnettes contre le trottoir trempé est la seule chose venant accompagner le son régulier de la pluie frappant le bitume et la toile de son parapluie, jusqu'à ce que des voix ne parviennent à l'oreille de SungJae. Une conversation entre des hommes frôlant la quarantaine et déjà bien alcoolisés : « 400000 wons ! Rien que ça ! J'en r'viens toujours pas de la façon dont ce môme les a tous coiffés au poteau... Et le vieux Jun qui gueulait que personne pouvait l'battre aux fléchettes ! L'a bien l'air con maint'nant... »
Sans hésiter une seule seconde, SungJae fonce vers le bar que les deux hommes viennent de quitter et scanne les lieux d'un coup d’œil expert. Pas de traces de son frère. En fait, il n'y a plus grand monde ici, si ce n'est quelques piliers de bar accoudés au comptoir et le barman occupé à frotter ses verres avec un torchon. « Où est le gamin qui a gagné le concours ? » l'interpelle SungJae en montrant du doigt l'affichette promouvant le concours de fléchette de la soirée. Le barman hausse les épaules : « Parti. Vous l'avez pas raté de grand chose. » « J'suis pas sûr que tu l'retrouves en un morceau » intervient un client en riant grassement. « La bande a Jun l'a suivi dehors et Jun, il a pas aimé qu'on lui vole sa tune... »
SungJae sent son cœur rater un battement et son sang se figer dans ses veines. Tout ça ne lui annonce rien de bon. Quelqu'un en a après son frère et personne, PERSONNE ne touche à sa famille. « Quelle direction. » demande t-il dans un grondement de voix ayant le mérite de rendre toutes les personnes présentent subitement nerveuses. « Droite. Ils sont partis à droite »
Sans même prendre la peine d'ouvrir son parapluie – pour se battre, il lui sera plus utile fermé – SungJae s'élance sous la pluie, courant aussi vite que ses longues jambes le lui permettent tout en inspectant le moindre recoin de la rue. Et finalement, il le voit : un groupe d'homme s'éloignant après avoir quitté une petite ruelle non loin de là. Le cœur battant à tout rompre, SungJae dérape sur le bitume en tournant et découvre un corps tabassé abandonné là, face contre terre. Pas un mouvement, rien. SungJae n'a pas besoin de voir sa tête pour le reconnaître. Ils partagent le même sang. Il est une autre partie de lui même. « IlSang » lâche t-il dans un souffle en se laissant tomber à côté de lui pour le prendre dans ses bras. Pas de réponse. Pas de réaction. Avec des mains tremblantes, il le retourne et manque de lâcher un hurlement de rage en voyant les lèvres bleus de son frère.
Son corps est gelé et sa cage thoracique ne semble pas se soulever. En rapprochant son oreille de la bouche d'IlSang, SungJae ne parvient pas à entendre le moindre souffle et de nouveau, la panique le saisie à la gorge, enfonçant ses longues griffes dans sa peau. Une pensée le fusille sur place, fugace mais dévastatrice : son petit frère est mort.
Mais une part de SungJae rejette en bloc cette idée. Impossible. Non, c'est impossible. Pas son frère. Il ira en enfer même pour le ramener si il le faut mais on ne lui prendra pas son frère. Sans attendre une seconde de plus, il allonge IlSang sur dos et entame un massage cardiaque en essayant de ne pas penser aux traces de coups s'étalant sur tout le visage de son frère. Son nez, ses yeux, ses lèvres... Pas un seul recoin n'a été épargné.
La rage gronde. Une rage froide, vénéneuse qui se répand comme un poison dans les veine de SungJae alors qu'il tente de ramener l'une des seules personnes comptant pour lui à la vie. Ces hommes ne resteront pas impunis. Il s'en fait la promesse. « Allez IlSang... Reste avec moi ! Tu entends ! Reste là ! »
Sa voix se brise. Il n'a pas pleuré depuis des années – tant d'années qu'il ne les compte même plus – mais ce soir, il ne maîtrise plus rien et sa vue se brouille légèrement, barbouillant son visage d'un mélange de pluie et de larmes. Dans la rue principale, il entend les bruits de pas de quelqu'un. Or, il a besoin d'aider. Lorsque deux jeunes femmes d'une vingtaine d'années entrent dans son champs de vision, il les interpelle d'un cri « Appelez les pompiers ! MAINTENANT ! » hurle t-il face à leur hésitation. Et pendant que les deux inconnues s'activent sur leurs portables, SungJae continue son massage, inlassablement.
IlSang ne peut pas mourir. Il ne le permettra jamais.
« Accroche toi petit frère, je suis là.. Ne m'abandonne pas... »
Personne n'a le droit de le lui arracher.

[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Même la pluie, il na le ressent plus. A vrai dire, ces hommes lui ont ôté toute force de se battre. Avant de sombrer, il n’y avait pas un endroit de son corps qui ne lui faisait pas mal. Et c’est justement pour ça qu’il a sombré. Que son corps s’est plongé dans un engourdissement qui ne le fait pas prendre conscience qu’il est en train de se noyer. Parce que oui, l’eau entre dans ses poumons par son nez et sa bouche, ils se remplissent donc deux fois plus vite. Et peu de temps après, tout devient plus clair. Comme ça. Clap de fin pour Il Sang, deuxième enfant des Noh.

Il a souvent entendu dire qu’une fois mort, il verrait sa vie défiler sous ses yeux. Enfin, c’est ce que l’adage dit. Pourtant là, il ne voit rien d’autre que la silhouette d’une dame qui lui fait signe de la rejoindre. Une dame qu’il a adoré, qui n’est autre que son ancienne mère adoptive, morte il y a moins d’un an, emporté par un cancer foudroyant. Quand Il Sang avait appris la nouvelle, il s’est retrouvé plongé dans un grand désarroi. Peut-être n’a-t-il pas passé assez de temps avec cette femme, mais en l’espace de quelques maudites années, elle lui avait appris bien des choses. Plus que sa vraie mère, en réalité. Le peu de bonnes manières qu’il a aujourd’hui, c’est à cette femme qu’il les doit. Bien sûr qu’il s’en est voulu de l’avoir abandonné alors qu’elle l’aimait plus que tout. Au final, l’abandon entraîne l’abandon. N’est-ce pas? Un enfant abandonné par ses parents abandonnera à son tour les gens qui l’aiment vraiment pour la simple et bonne raison qu’il n’a pas été habitué à recevoir tant d’attention et d’affection. C’était la vérité: ça lui faisait peur à Il Sang, l’amour, l’attachement.

Et alors qu’il fait un premier pas vers cette mère qu’il a toujours rêvé d’avoir, il entend une voix, derrière lui. Une voix bien plus portante, qui serre son coeur éteint. Il ne peut s’empêcher de se tourner pour apercevoir ce visage qui manquait tant à sa vie. Tous les jours. Mais il ne voit pas ce visage… Il entend seulement sa voix raisonnant, le suppliant de rester. Cette voix, elle le fait replonger enfance aussitôt… Et une larme se forme au coin de son oeil. Son frère. Sung Jae. Celui qui avait, en réalité, toujours représenté la figure paternelle à la maison pour le cadet. En remplaçant totalement leur père, abruti, bon à rien à part se poudrer le nez, Sung Jae s’était assuré une place intransmissible dans la vie d’Il Sang. Le plus jeune avait beau lui en vouloir de ne pas avoir rejoint la famille pour qu’ils puissent la reconstruire, il ne l’aimait pas moins. Plus le temps passait et les séparait, plus il l’aimait. Mais il avait besoin de son soutien, quelque chose d’indéniable ne l’était pourtant pas pour un sale gosse comme Il Sang. Et si parfois les regards qu’il lançait à son frère pouvaient trahir ce qu’il pensait réellement, jamais un mot doux n’avait passé la barrière de ses lèvres. Et pourtant, il lui était reconnaissant pour cette enfance pas si catastrophique. Pas si catastrophique grâce à Sung Jae, qui avait sauvé les meubles.

Alors que faire? Rattraper le temps perdu avec celle qu’il a laissé tomber? Ou rester avec les siens? Il va vraiment abandonner son frère et sa petite soeur, alors qu’elle a déjà assez souffert comme ça? Qu’est-ce qu’elle va devenir si elle doit faire face au deuil de son grand-frère? Pour une vie de patachons, il fait payer ses frères et soeurs qui n’ont rien demandé, mais c’est sa faute, et son unique faute. C’est qu’un connard qui pense qu’à sa gueule et qui voit pas plus loin que le bout de son nez. Egoïste. Si seulement il avait fait un peu d’effort pour se trouver un travail au lieu de traîner dans les bars et gagner des concours de fléchettes pour se faire 4 sous…

C’est pas comme ça que ça doit se terminer, Sang.
Ya encore tellement de choses à vivre…

Il arrête d’avancer pour se tourner. Il cherche encore le visage de son frère, ça le frustre de l’entendre mais de pas pouvoir le voir ni le serrer dans ses bras. Il a envie de hurler son nom mais il n’a pas de voix. Aucun son ne sort de sa bouche. En fait, il est entre la vie et la mort. Et il a l’impression que plus les minutes passent, plus la voix de sa mère adoptive se rapproche, et celle de son frère s’éloigne.

Que quelqu’un le sauve.

[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Les secours ne tardent pas à arriver, mais pour SungJae, ces quelques minutes d'attente semblent êtres des heures. Il sent son petit frère s'affaiblir, la vie quitter lentement son corps pressé contre le sien, alors que lui s'acharne à le garder près de lui. IlSang ne peut pas mourir. C'est tout simplement impossible, SungJae ne pourra jamais tolérer une chose pareille. Il sait qu'il n'est pas un frère parfait. Il a son lot de casseroles à traîner derrière lui, mais il aime son frère. Autant qu'il aime sa sœur. Tous les deux, ils sont tout ce qu'il a, tout ce à qui il peut se raccrocher. Ils lui permettent de rester sain d'esprit, de ne pas basculer malgré la violence inhérente à son travail. Ils sont son ancre, son point d'attache. Les seuls points lumineux dans la toile sombre de sa vie.
SungJae ne croit pas en un dieu ou une force supérieure. Il ne croit pas au destin. Il ne croit en rien. Pourtant, ce soir, il lève la tête vers l'immensité noire de la nuit et prie. Il prie avec la ferveur d'un dévot. Il sait qu'on ne lui doit rien là haut, qu'il a suffisamment pêché pour finir dans les flammes de l'enfer l'équivalent de trois vies mais c'est tout ce qu'il lui reste. Ses mains sur le torse inerte de son frère ne semblent pas suffire pour le ramener à la vie, ses lèvres bleuissent un peu plus chaque seconde qui passe. « Pitié, je vous en supplie » scande SungJae en ignorant les gouttes de pluies glissant le long de ses mèches pour échouer sur son visage. Il ne peut pas le perdre. Il en deviendrait fou. Fou de douleur, fou de chagrin, fou comme seul un homme ne possédant plus rien peut le devenir.
Derrière lui, les alarmes de l'ambulance illuminent la rue, assourdissantes dans le calme précédent la mort qui plane. SungJae les entend à peine, toute son attention est focalisée sur un souffle de son frère, un signe de vie. Il en a tellement besoin qu'il ne comprend pas tout de suite pourquoi des mains se posent sur ses épaules pour le décaler, laissant place à deux ambulanciers aux airs soucieux mais concentrés. « Monsieur, depuis quand est-il dans cet état ? » La question flotte dans l'air et il faut quelques secondes à SungJae pour en comprendre le sens. Avec toute la force de sa volonté, il s'extirpe de la léthargie paniquée dans laquelle il s'est mentalement enfermé pour répondre : « Je l'ai trouvé il y a quelques minutes, il était sur le ventre, je n'ai pas... » « ShinAh, il faut l'emmener tout de suite » l’interrompt un médecin. « On va devoir l'intuber » SungJae se redresse en observant les deux professionnels placer son frère sur un brancard, puis il attrape la main d'IlSang et les suit jusqu'au camion les attendant dans la rue principale. « Monsieur vous ne... » « Je viens avec vous » aboie SungJae en lançant un regard mauvais au médecin tentant de lui bloquer la voie. « C'est mon petit frère. » Il parvient de justesse à empêcher sa voix de craquer en prononçant ces mots. Le docteur observe une seconde son collègue avant de faire signe à SungJae de grimper.
Il est trempé jusqu'aux os. Ses cheveux, son manteau, tout dégouline d'eau sur le sol blanc de l'ambulance. Ses mains tremblent aussi, mais le froid n'y est pour rien. Ses pensées l'effraient. Le futur l'effraient. Les mots des médecins le terrifient jusqu'à la moelle. Il n'intervient pas : après tout il n'y connaît rien en médecine, il est obligé de s'en remettre à ces inconnus.
Dans sa paume, les doigts d'IlSang sont rigides, gelés, comme si le voile de la mort commençait doucement à le recouvrir. Alors SungJae approche cette main de sa bouche – cette main qu'il a si souvent tenue plus jeune, si souvent guidée lorsque leur parents ne pouvaient le faire – et souffle dessus pour la réchauffer. Le froid ne l'emportera pas. SungJae y mettra jusqu'à la dernière parcelle d'air de ses poumons pour que ça n'arrive jamais. « Reviens IlSang, je t'en prie » murmure t-il en fermant les yeux.
L'ambulance s'arrête devant les porte de l’hôpital et tout va très vite : une horde d'infirmiers et de docteurs les attendent, prêts à ramener son petit frère coûte que coûte. SungJae sait que c'est le moment de la séparation. Il a bien entendu les ambulanciers appeler pour demander à ce que le bloc soit prêt à leur arrivée. Il ne peut le suivre là-bas, peu importe à quel point il peut le vouloir. Le cœur au bord des lèvres, il regarde donc ces hommes et femmes se jeter sur la prunelle de ses yeux pour l'emmener loin – trop loin – de lui.
Mais il ne laisse pas le désespoir l'abattre. Certes, ils l'éloignent physiquement. Mais SungJae décide de croire de toutes ses forces que c'est pour mieux le lui ramener.
La partie ne se terminera pas comme ça. Les Noh ne sont pas si simples à abattre.