Je me trompe peut-être, la notion du temps s’amuse peut-être à me jouer des tours, mais il me semble que je n’ai pas discuté avec ma stagiaire préférée depuis un moment. Peut-être est-ce parce que je suis trop absorbé dans mon travail ? Jours ou nuits, je passe le plus clair de mon temps assis au piano. Que ce soit chez moi ou dans une salle de musique de l’agence, mes doigts ne quittent jamais bien longtemps les touches de mon instrument. Parfois, c’est simplement pour le plaisir de jouer des mélodies que j’aime, mais en ce moment, si je joue autant, c’est pour le travail. On m’a demandé de composer la musique pour un nouveau drama. L’histoire est touchante, amusante et douce. C’est un peu léger, selon mes goûts, mais ça ne manque pas d’intérêts pour autant. Je fais au mieux pour m’inspirer du scénario et de ce que m’a dit recherché l’équipe de production pour rendre des chansons qui sauront atteindre les cœurs des spectatrices. De ce qu’on me dit, ma musique plaît davantage au public féminin. J’admets ne pas trop comprendre pourquoi… Déjà, parce que je pensais que la musique ne connaissait pas de genres ! Mais aussi parce que je reçois beaucoup de compliments de la part d’hommes aussi, au sujet de mon jeu.

Cela dit, hommes, femmes, machins… tout cela m’est bien égal. Des étiquettes que les gens se collent pour se différencier, mettre des distances entre eux et établir certaines règles sociales qui ne font pas toujours vraiment de sens. Il faut dire que je fais partie des rares personnes qui se situent pile dans la zone grise, dès la naissance, selon leurs termes bien définis et bien établis. Le personnel médical était confus à mon sujet, mes enseignants ne savaient pas trop comment me traiter… Lorsque les autres adolescents ont appris pour ma condition, ils m’ont agressé en me traitant de monstre. Même adulte, les choses n’ont pas été très aisées, lorsque le scandale a éclaté. Je ne suis ni l’un, ni l’autre, alors comment pourrais-je saisir les subtilités d’une société conçue autour de ces deux identités aux définitions rigides ? Les meurs changent toutefois, peu à peu. Quelques gens revendiquent une identité différente de celle qu’on leur a imposé. D’autres sont simplement moins fermés, plus ouverts et acceptent que la vie n’est pas nécessairement rose ou bleue. J’imagine que ce sont eux qui aiment mon travail et qui l’admettent ouvertement… Les esprits plus conventionnels ont tendance à me juger et mépriser mon travail, ne l’écoutant pas avec leurs oreilles, mais avec leurs préjugés.

Je suis sûrement jugé par plusieurs femmes aussi, mais comme elles m’acceptent plus facilement que les hommes qui sentent leur virilité remise en question ou en danger par ma personne, elles sont celles qui apprécient le plus mon travail ? Peut-être que cela pourrait expliquer ce que s’évertue les gens de l’agence à me dire… Enfin, peu importe, je continue de composer comme j’en ai envie, sans me préoccuper du genre des oreilles qui appréciera ma musique ! Le principal est que j’aime le résultat final et qu’il colle aux demandes qu’on m’a faites. Après avoir longuement travaillé, mon estomac me tire de mes réflexions et de mon travail. Je ne sais pas trop l’heure qu’il est, ça n’a pas tant d’importance de toutes manières, mais je devrais peut-être grignoter un truc. Je pris ma canne, que j’avais plié et posé à mes côtés, puis sortit de mon antre. Après toutes ces années, je connais assez bien l’agence pour pouvoir déambuler sans trop de problèmes. Je saluai les quelques personnes qui me saluais, me pris à manger et aller m’installer à une table qui… était inoccupée. Personne ne m’avait répondu, lorsque j’avais lancé une question dans le vide et je n’entendais personne manger, discuter ou respirer. Je me mis un écouteur dans une oreille, relançant la mélodie sur laquelle je travaillais. Il faut que j’admette qu’il manque un truc et que cela m’embête beaucoup trop ! Les baguettes dans une main, l’autre qui pianote sur la table, je n’embêtais personne. J’étais dans ma bulle et ne remarquai pas qu’une personne était venue s’assoir en face de moi.

-« Salut. »

Mes doigts cessèrent de jouer leur mélodie imaginaire, puisque j’entendis une voix familière. Je relevai la tête dans la direction de la voix et arrêtai la musique, retirant ensuite mon écouteur.

-« Hey ! Je pensais justement à toi, ce matin ! » admis-je avec un sourire joyeux.

Je suis content de l’entendre. Elle est une des rares stagiaires avec qui je m’entends bien. Les autres ne sont pas nécessairement très intelligentes ou simplement, ne sont pas très intéressantes, non plus.

-« Tu viens d’arriver ? »

-« Hm ! » répondis-je, en hochant la tête, ayant pris une bouchée de mon repas. « J’avais trop faim ! J’ai sauté le petit déjeuner pour travailler sur une mélodie… et ça a fini par me rattraper. » admis-je, après avoir avalé ma bouchée. « Tu travailles ici, aujourd’hui ? Tu réussis à gérer les cours et le stage ? » demandai-je, me disant que c’était peut-être pour ça que je ne l’avais pas croisé depuis un moment.