Après avoir déposé sa fille à l’école, Yano avait changé de direction pour se rendre à son travail qui ne se trouvait pas si loin en réalité, quelques minutes à pied tout au plus. La journée s’annonçait plutôt bien, la température était chaud en ce mois d’été, le ciel était d’un bleu éclatant et son programme était assez tranquille. Comme la majorité des matins, le jeune homme ne s’était pas directement rendu au lycée mais dans ce konbini qui faisait l’angle et dans lequel il avait pris l’habitude d’aller. Ce n’était pas qu’il avait énormément de choses à acheter puisque pour le déjeuner, il mangeait à la cafétéria néanmoins parce qu’il avait toujours un peu de temps, Yano appréciait se poser avant d’entamer sa journée. Puis même s’il prenait le temps de partager un repas avec son enfant chaque matin, rien ne l’empêchait de grignoter encore et se délecter d’un bon lait vanille-banane, particularité coréenne qu’il aimait beaucoup d’ailleurs.

Jetant un bref coup d’œil à sa montre, l’enseignant vagabondait entre les rayons avec ses produits entre les mains, réfléchissant à acheter autre chose ou se contenter simplement de ce qu’il tenait. N’importe qui dirait que c’était suffisant, que la gourmandise était un vilain défaut et qu’il n’avait pas besoin d’autre chose, ses placards étaient plein à la maison. Prêt à faire finalement demi-tour et aller à la caisse, ses pas s’arrêtèrent quand une voix s’adressa à lui. Un air penaud sur sa figure, il avait salué la jeune femme qui l’avait interrompu dans ses courses puis attendait qu’elle continue. « Hein ? Pourquoi ? » Il s’excusait mais sa réponse avait été machinal lorsque sa vis-à-vis l’invita à boire un verre. C’était bien la première fois qu’une fille l’abordait de cette façon et lui n’avait pu que s’en étonner, ne saisissant réellement pas pour quelle raison il devrait partager un verre avec une inconnue. Qu’on le pardonne, lui aussi avait son petit côté naïf et penser qu’elle faisait ça parce qu’il lui plaisait peut-être ne lui avait pas traversé l’esprit un seul instant. « Comment ça ? » Non, il ne comprenait vraiment pas. Yano également avait remarqué cette demoiselle puisque à force de venir au même endroit tous les jours, indirectement on finissait toujours par croiser des visages familiers mais ça s’arrêtait là.

Sincèrement qu’on le pardonne, ce n’était plus dans ses habitudes de se faire accoster de la sorte. Sa jeunesse s’était écourtée après la naissance de sa fille et non, il ne s’en plaignait pas… Simplement que là où n’importe qui aurait compris la situation, lui se retrouvait penaud à ne pas saisir pour une jeune femme souhaitait l’inviter à prendre un verre. Peut-être était-ce aussi à cause du fait qu’il ne pensait pas à ce genre de choses non plus… Il avait conscience que rencontrer quelqu’un pouvait être une bonne chose pour Tanya, elle qui n’avait pas de véritable figure féminine dans sa vie toutefois il ne souhaitait rien lui imposer non plus. Il n’avait pas envie de lui créer de faux espoirs, de lui faire croire qu’elle aussi aurait peut-être enfin une « maman » puis que celle disparaisse de son existence du jour au lendemain car ça ne collait pas. S’il devait sacrifier sa vie amoureuse pour élever sa fille, Yano était prêt à le faire et c’était ce qu’il faisait en quelque sorte puisque pas une seule fois l’idée de se mettre avec quelqu’un ne lui avait traversé l’esprit. C’était la même chose en ce jour… Pour lui il était impensable qu’une femme puisse s’enticher de lui. Il n’avait plus sa beauté d’antan, les signes de vieillesses commençaient à apparaître les uns après les autres, même son caractère changeait de plus en plus. Probablement qu’à une époque, il aurait été le premier à accepter une telle offre et s’en vanter auprès de son copain mais aujourd’hui et autrefois étaient deux périodes complètement différentes.

Sa réaction avait été machinale et sûrement que s’il avait su que ça mettrait dans l’embarras sa vis-à-vis, il aurait tenté de réagir autrement. « Moi ? Je vous intrigue ? » Sur ses propos la bouche entrouverte, perplexe, l’enseignant s’était aussitôt désigné de son index. « Pourquoi ? » Non parce que franchement, il avait du mal à y croire et il peinait à comprendre en quoi lui, il était intrigant. Il n’était qu’un vulgaire professeur d’histoire géographie qui vivait seul avec sa fille de sept ans. Sa vie n’avait rien d’extraordinaire et lui non plus. Hors il avait bien saisi les mots de la jeune femme et ça l’embarrassait plus que ce qu’il n’exprimait, il n’était pas spécialement doué avec les compliments. Il ne savait jamais comment il était censé se comporter ensuite.

En soit, il n’eut guère le temps de faire quelque chose que le liquide que la demoiselle tenait entre ses doigts avait subitement éclaté contre sa chemise. S’il aurait voulu se contenir, Yano n’avait pas été capable de dissimuler sa surprise, ses yeux s’écarquillant légèrement sous l’étonnement. « Vous allez bien ? » L’interrogea-t-il machinalement avant de se tourner vers la caisse et de demander une serviette. C’était tout ce qu’il pouvait faire en cet instant alors il en était désolé. Cela ne devait pas être agréable et il se sentait terriblement mal à l’aise pour elle. Ce n’était rien de grave, c’était des choses qui arrivaient cependant les situations embarrassantes ne faisaient plaisir à personne.

Bien sûr que non, Yano ne la jugeait pas pour ce lait à la fraise qui avait éclaté sur son chemisier ; les accidents arrivaient à n’importe qui. Il se sentait simplement gêné pour elle mais il ne pouvait malheureusement pas faire grand-chose. Tout ce qu’il avait fait était de demander une serviette pour qu’elle puisse s’essuyer mais ça n’enlèverait pas la tâche sur son haut et c’était certain qu’à sa place, l’enseignant n’aimerait pas passer toute sa journée ainsi. A son remerciement il s’était contenté de lui sourire puis alors qu’il s’apprêtait à partir, il ne bougea pas en voyant que la jeune femme avait encore des choses à lui dire. Parce qu’elle ne lui avait pas répondu plus tôt, il avait cru qu’elle voulait éviter le sujet toutefois elle y revenait dessus d’elle-même. Sa tête s’était inclinée sur le côté, pas certain de comprendre ce qu’elle lui racontait ni pourquoi elle le comparait à un livre. Certes, il avait compris que ce n’était pas péjoratif néanmoins il admettait que la comparaison était un peu étrange, bien qu’amusante.

Yano n’avait rien dit, il l’avait laissé s’exprimer incapable de retenir cette fine esquisse amusée qui décorait ses lèvres pendant qu’elle parlait. Elle n’avait pas l’air à l’aise et la voir se justifier aussitôt alors qu’il ne lui avait fait aucun reproche le faisait rire. Hors, c’était vrai qu’il ne voyait pas en quoi lui était une personne intrigante… Il se trouvait plutôt quelconque et ne cherchait pas à se faire bien voir non plus. « Je comprends. » Qu’il avait toutefois répondu lorsque sa vis-à-vis lui expliqua qu’il n’était pas spécialement question de sentiments, juste une envie de le connaître. Puisque oui, il saisissait le principe cependant… « Je ne vois juste pas pourquoi je vous intéresse mais je comprends l’idée. » C’était déjà ça. Dans un sens, ce n’était pas déplaisant car ce n’était pas tous les jours qu’une jeune femme l’abordait de cette façon et malgré tout, ça faisait du bien dans son estime. « Pourquoi est-ce que je vous achèterais un onigiri alors que vous êtes celle qui m’avait invité à boire un verre ? » La taquina-t-il gentiment avant d’ajouter « Mais faisons ça. Choisissez celui que vous voulez. » Ce n’était pas qu’il était contre l’idée d’aller boire un verre même si c’était un peu bizarre hors il avait d’autres choses à faire et une enfant à s’occupait. Tout ça demandait du temps et sa fille passait avant tout le reste.

Les journées passant, ce moment au konbini, Yano n’y pensait déjà plus. Il n’était pas le genre à se soucier de tels détails ni à juger sur une maladresse… C’était vrai qu’il n’avait pas compris pourquoi cette jeune femme s’était intéressée à lui hors il ne s’en était pas formalisé et n’avait pas non plus remarqué qu’elle l’évitait. Il fallait dire qu’il était toujours assez pressé les matins et qu’il n’avait pas le temps de réfléchir à autre chose. Chaque jour était une course pour lui qui après avoir préparé sa fille, l’avoir déposé à l’école, il devait se concentrer sur ses propres cours et ne pas perdre une minute. Voilà pourquoi il n’y songeait déjà plus et qu’il avait rapidement retrouvé sa bonne vieille routine.

La sonnerie ayant retenti, annonçant ainsi le moment de la pause, après avoir refermé son classeur et donné les devoir à ses élèves, il les salua poliment avant de sortir en dernier. Fatigué, s’étant couché tard la veille pour avoir corrigé des copies, il n’était pas contre l’idée d’un petit café pour se requinquer. La cafetière de la salle des professeurs était évidemment cassée et c’était la raison pour laquelle il n’avait eu d’autres choix que de se rendre près des distributeurs destinés aux étudiants. Il farfouilla ensuite dans ses poches à la recherche de monnaie et écarquilla légèrement les yeux en se faisant devancer par une jeune femme. Ce n’était que lorsque son regard se posa sur cette dernière qu’il l’a reconnu. « Ce n'est pas la peine. » Déclara-t-il dans un doux sourire. « Je n’ai pas fait ça pour avoir quoi que ce soit en retour. » Cela ne lui dérangeait pas de donner hors c’était toujours plus difficile de recevoir puisqu’il se sentait toujours redevable. « Gardez le pour vous. Ne vous inquiétez pas. » C’était très aimable de sa part mais il insistait, elle ne lui devait rien. « Vous allez bien ? » L’interrogea-t-il ensuite, ses wons enfin dans la paume de sa main. La dernière fois qu’il l’avait vu, elle n’était pas dans le meilleure des états à cause d’un léger incident, c’était donc le minimum qu’il pouvait faire de lui demander comment elle se portait.

« D’accord, dans ce cas. » Il avait conscience que ça ne se faisait pas de refuser un « cadeau » offert par quelqu’un néanmoins il n’était pas forcément à l’aise avec cette idée. Sa vis-à-vis n’avait pas besoin de le remercier de quoi que ce soit puis il n’avait pas fait ça pour obtenir quoi que ce soit en retour. Après l’avoir remercié à son tour, le professeur en profita pour prendre quelques gorgées de sa boisson puis lui demanda comment elle allait. L’entendre le tutoyer l’avait automatiquement forcé à arquer un sourcil, sous la surprise. Yano n’était pas le genre à s’offenser des détails cependant ça ne voulait pas dire pour autant qu’il appréciait le manque de formalités. Ils ne se connaissaient pas spécialement donc qu’on le tutoie de cette manière était déstabilisant, surtout qu’il était clairement plus vieux qu’elle. « Je vais bien, merci. » Malgré tout, il n’avait pas relevé, il n’avait rien dit sur le sujet même si la jeune femme avait bien dû remarquer son changement d’expression lorsqu’elle s’était permise de le tutoyer… Il n’avait pas été en mesure de cacher sa surprise et ça, c’était bien un signe qu’au fond de lui, cela le dérangeait probablement un petit peu. Et lorsque son interlocutrice l’interrogea à ce propos, si l’enseignant n’avait pas répondu, sa gêne s’était très certainement retranscrit sur son visage alors qu’il secouait nerveusement sa main de ses cheveux. Cette question ne le mettait pas à l’aise parce qu’il ne voulait pas l’offenser en refusant mais il ne voulait pas non plus accepter alors que ça l’embêtait quelque peu. « Je pense que je suis plus âgé. » Il ne le pensait même pas, il en était certain. La demoiselle lui paraissait plus jeune toutefois il n’avait pas cherché à rentrer dans les détails.

Puis voilà qu’en plus elle le prenait pour un étudiant, ce qui cette fois-ci au lieu de l’offusquer l’amusa plus que de raison. Yano en rigola légèrement avant de porter son café à ses lèvres de plus puis de hausser les épaules. « Je ne suis pas étudiant. » Alors que faisait-il là ? Cela pourrait être une bonne question mais au bout du compte la réponse en était plutôt logique. « Je suis professeur. » Et si elle croyait encore qu’ils avaient le même âge, cette réflexion lui ferait normalement comprendre qu’elle se trompait. « Je viens donner de temps en temps des conférences ici. » En dehors de la faculté, il enseignait principalement au lycée.

Qu’elle l’ait tutoyé n’était pas si grave, bien que ça le dérangeait, qu’elle s’en excuse était amplement suffisant. Yano n’était pas le genre à faire tout un plat pour ce type de détails ; certes il se serait peut-être braqué si elle avait continué tout en sachant qui il était mais puisque ce n’était pas le cas, il ne s’imaginait pas s’attarder sur ce sujet. Alors sans insister, sans relever, le jeune homme s’était contenté de lui sourire avant de secouer doucement la tête pour lui faire comprendre qu’il ne lui en voulait pas. On faisait tous des erreurs et ce qui importait était de les reconnaître puis s’en excuser… Il ne demandait rien de plus que cela, il était un garçon simple et rationnel. Ses élèves l’appréciaient généralement pour ce côté de sa personnalité, s’il se montrait sévère quand il estimait nécessaire, il restait toujours à l’écoute de ses étudiants, prêt à essayer de les comprendre puis accepter leurs excuses si celles-ci lui semblaient sincères.

« L’histoire géographie, au lycée. » Expliqua-t-il poliment, portant ensuite sa tasse de café à ses lèvres. « Je viens à la faculté de temps en temps pour donner des conférences sur des sujets plus précis et souvent actuels. » Il lui avait déjà parlé de conférences quelques instants plus tôt donc il se répétait un peu toutefois il y avait ajouté de nouveaux détails. La jeune femme paraissait s’intéresser à ses activités donc ça lui faisait plaisir et il ne s’imaginait pas la laisser sans lui glisser la moindre information.

Ses lèvres formèrent une nouvelle excuse, un brin amusées, lorsqu’elle se présenta et l’appela soudainement « Monsieur le professeur ». Elle ne semblait pas à l’aise mais ça non plus, Yano avait préféré ne pas relever, ne souhaitant pas la déstabiliser plus qu’elle ne l’était déjà. « Takenaka Yano, enchantée mademoiselle. » Se présenta-t-il à son tour avant de s’incliner légèrement. « Et merci encore. » Il désigna sa tasse sur ses propos alors qu’il continuait de penser qu’elle n’avait vraiment pas besoin de faire ça. « Vous êtes en quelle année d’étude ? » Puisqu’ils étaient tous les deux ici et en pause, autant en profiter pour discuter. Il n’était pas sauvage, loin de là.